Depuis l’avènement des réseaux sociaux, plusieurs figures de la société haïtienne, personnalités publiques, femmes influenceuses et artistes, font face à une recrudescence du cyber-harcèlement. Cette pratique dangereuse, qui peut avoir de graves conséquences tant sur la santé mentale des victimes que sur leur statut social, reste souvent impunie en raison de l’absence d’une législation solide pour encadrer ce phénomène.
En effet, nul n’est protégé contre le harcèlement en ligne. Selon une étude menée en 2021 par Plan International Haïti, l’UNICEF et l’UNFPA à l’occasion de la Journée internationale des jeunes filles dans les technologies de l’information et de la communication (TIC), célébrée chaque 22 avril, 62 % des personnes interrogées estiment que tout le monde peut être victime de violence sur internet.
Récemment, plusieurs affaires ont mis ce problème en lumière, notamment des cas de diffamation et de diffusion de vidéos intimes. C’est le cas du litige juridique qui oppose l’influenceur haïtien Mendel Raphael à Ashoo, survenu en octobre dernier, ou encore de l’influenceuse connue sous le nom de Black La, dont des vidéos intimes sont devenues virales après plusieurs mois de menaces.
Toutefois, les dangers liés à l’internet ne concernent pas uniquement les citoyens. Certaines institutions sont également touchées. Ainsi, l’attaque informatique perpétrée sur la Banque de l’Union Haïtienne en novembre 2021, qui a entraîné un piratage des cartes bancaires et des transactions transnationales importantes, a profondément perturbé le système financier du pays.
Pour décrypter ce phénomène qui affecte la société haïtienne, la rédaction de Chokarella a interrogé plusieurs professionnels. « En tant que femme, DJ et juriste de profession, je suis doublement touchée par la réalité du cyber-harcèlement en Haïti », affirme Kemissa Trecile.

Selon elle, les Haïtiennes constituent des cibles particulières pour les agresseurs : « Elles sont particulièrement ciblées par le cyber-harcèlement sexiste et sexuel pour plusieurs raisons qui s’enracinent dans la structure sociétale : visibilité et stéréotypes, culture du blâme de la victime, impunité et lacunes légales. »
De son côté, le psychologue Lefranc Dorélus souligne que le cyber-harcèlement est aussi destructeur que le harcèlement en personne : « L’une des principales raisons qui peut le rendre traumatisant est, d’une part, la difficulté à reconnaître l’auteur et obtenir réparation, et d’autre part, le manque de compassion et de bienveillance des internautes. » Selon lui, les moqueries en ligne peuvent provoquer une détresse psychologique importante.

Le développeur Didier Peran Ganthier ajoute que plusieurs facteurs expliquent le rôle croissant des réseaux sociaux dans le cyber-harcèlement en Haïti : « L’accessibilité accrue des smartphones a fait entrer des millions de personnes en ligne sans réelle préparation aux enjeux de sécurité ou d’éthique numériques. La viralité des contenus amplifie les conflits, les rumeurs et les attaques personnelles. La culture de l’humour et du “même” peut parfois déraper et l’absence de cadre légal appliqué fait que beaucoup ne mesurent pas les conséquences. »

Dans ce contexte, les agresseurs recourent souvent au revenge porn pour ternir la réputation d’une femme ou pour exercer un chantage. DJ Kemissa explique : « Ces pratiques révèlent que le corps et la sexualité de la femme sont souvent considérés comme la propriété de l’homme (partenaire, famille, communauté) et non comme une expression de sa liberté individuelle. »
Le psychologue souligne également que la pression sociale, la stigmatisation et la peur du jugement influencent la manière dont les victimes vivent ou cachent leur souffrance : « Par crainte d’être jugées, elles n’arrivent pas à entamer les démarches nécessaires pouvant aboutir à la pénalisation de leurs agresseurs afin que justice soit faite. De ce qui précède, nous pouvons dire que la culture haïtienne est jusqu’à présent laxiste et indifférente par rapport à la souffrance causée par le cyber-harcèlement. »
Didier Peran détaille les techniques utilisées par les harceleurs : création de faux comptes pour attaquer ou menacer, usurpation d’identité via photos ou noms, diffusion de captures d’écran ou d’audios privés, montages ou images manipulées, et campagnes coordonnées de diffamation. Il précise que les victimes adoptent parfois des pratiques risquées, comme l’usage massif de WhatsApp sans protection ou l’utilisation de réseaux Wi-Fi publics non sécurisés.
Kemissa Trecile insiste sur l’influence des normes sociales et la peur du jugement, qui paralysent souvent les victimes : « La culture patriarcale pousse souvent la victime à se sentir responsable de l’agression (“Qu’ai-je fait pour que cela m’arrive ?”). Cette internalisation du blâme peut entraîner l’isolement et le silence, car la victime a honte ou peur du rejet social. »
Pour limiter les risques, Didier recommande plusieurs mesures de protection : activer la double authentification, limiter la visibilité des informations personnelles, vérifier les paramètres de confidentialité, utiliser des mots de passe solides et éviter le partage de contenus privés. Il souligne que le cyber-harcèlement en Haïti est aussi un enjeu social et éducatif : « Il faut intégrer la cyber-sécurité dans les écoles, former les parents, encourager des comportements responsables et moderniser le cadre légal. »
Si le cyber-harcèlement est de plus en plus présent dans les discussions publiques, l’État peine encore à établir des procédures justes et efficaces, en particulier pour les femmes victimes. Selon la juriste, les victimes hésitent à porter plainte par crainte de représailles ou par manque de confiance dans le système judiciaire : « La protection des femmes victimes de cyber-harcèlement en Haïti souffre de lacunes importantes à plusieurs niveaux : absence de législation spécifique, manque de services de prise en charge, impunité et corruption, faible prévention. »
Dans l’absence de normes légales, Didier note que les utilisateurs des plateformes numériques peuvent adopter des stratégies pour se protéger : « Ne pas répondre immédiatement, conserver des preuves, bloquer et signaler, informer un proche, porter plainte en cas de menace, contacter des plateformes locales de prévention […]. » Il ajoute que des enquêtes peuvent être menées grâce à l’analyse d’adresses IP, au traçage des appareils, au recoupement de comportements et d’indices numériques, à la collaboration avec les plateformes et à l’analyse OSINT.
« Il est impératif que nous utilisions toutes nos plateformes – artistiques, professionnelles et civiques – pour briser le silence. La lutte contre le cyber-harcèlement est une lutte pour la dignité et la liberté des femmes haïtiennes dans l’espace numérique. Nous devons toutes être concernées et agir », déclare Kemissa.
Enfin, selon plusieurs témoignages recueillis par le journaliste Jameson Francique pour le journal AyiboPost à la fin de l’année 2019, de nombreux jeunes font face à ces situations sur la toile. Parmi eux, le chanteur Pascalin Smith a raconté qu’une campagne de harcèlement en ligne avait été lancée contre lui pour ternir son image : « Cela s’est passé principalement sur Twitter, explique Paska. C’est là que cela a commencé, par la photo de quelqu’un qui tenait une pancarte. L’inscription avait été modifiée et remplacée par Aba Paska. J’ai trouvé que la blague était de mauvais goût parce qu’elle m’associait à une chose à laquelle je n’avais pas pris part. Bien sûr, j’accepte de bon cœur les moqueries, mais là c’était une attaque à mon image. »
Par Youbens Cupidon © Chokarella



