L’œuvre « Cœur bleu », du cinéaste haïtien Samuel Suffren, a remporté le prix du meilleur court-métrage de fiction 2025 au 19e Trinidad and Tobago Film Festival (TTFF/25), organisé du 24 au 30 septembre 2025 à Port of Spain, capitale de Trinité-et-Tobago. Dans le même temps, quelques jours auparavant, le film avait également été distingué en Asie, au Minikino Film Week de Bali, un festival international du court-métrage fondé en 2015 et reconnu aujourd’hui comme une vitrine incontournable pour les cinéastes émergents et confirmés. Ainsi, en l’espace d’une semaine seulement, le film a franchi deux étapes décisives dans son parcours international.
Au Trinidad and Tobago Film Festival, la cérémonie de clôture a consacré « Cœur bleu » comme meilleur court-métrage de fiction, tandis qu’une mention honorable était attribuée au film « Blue Pandora » du réalisateur cubain Alan González. Ce choix du jury a marqué un moment fort pour la production haïtienne, dans un espace caribéen où les échanges culturels et cinématographiques jouent un rôle essentiel.
Par ailleurs, en Indonésie, « Cœur bleu » s’était déjà imposé face à une sélection internationale variée, confirmant ainsi l’intérêt croissant du public et des professionnels pour les récits issus d’Haïti. En effet, le Minikino Film Week, depuis sa création, attire chaque année un public international et des cinéastes de différentes régions du monde. Cette reconnaissance illustre non seulement l’ouverture du cinéma haïtien vers de nouveaux horizons, mais également la capacité de Samuel Suffren à inscrire son travail dans des contextes culturels très différents.
Cependant, pour le réalisateur, ces distinctions ne sont pas uniquement des trophées posés sur une étagère. Elles résonnent avant tout comme des expériences intimes et douloureuses. Interrogé après la remise du prix, il a déclaré : « Je viens de recevoir ce prix qui me permet d’être qualifié une deuxième fois aux Oscars. Je suis heureux, mais je suis aussi déchiré. Déchiré par l’absence d’un fils, pour de vrai. Par l’absence d’un frère, pour de vrai. »
À travers ces mots, Samuel Suffren rappelle que son cinéma est profondément lié à son histoire personnelle. En effet, il explique avoir entrepris une trilogie après la disparition de ses parents : « Après la mort de mes deux parents, j’ai décidé de réaliser une trilogie. Le premier film était dédié à mon père, le deuxième à ma mère. Mais le troisième, je ne l’avais dédié à personne. Il n’y avait pas de dédicace. »
Pourtant, la réalité est venue bouleverser cette démarche artistique. Car, peu après la première de « Cœur bleu » au Festival de Cannes, un nouvel événement tragique est survenu : « Des mois plus tard, mon frère est mort. Le fils, dans le troisième film, est parti pour de vrai. C’était comme si la réalité rattrapait tout ce que je croyais être de la fiction », raconte-t-il.
Ainsi, dans un geste empreint de mémoire et de fidélité, le cinéaste a choisi de dédier ce prix à son frère disparu : « Frérot, là où tu es à présent dans mes rêves et dans mes draps blancs, je te dédie ce trophée. Je te dédie ce prix. Il est pour toi. Tout ce que je ferai avec ce film, désormais, sera pour toi. »
Un récit inspiré par la vie familiale et le rêve américain
« Cœur bleu » raconte l’histoire de Marianne et Pétion, un couple âgé du Cap-Haïtien qui vit dans l’attente angoissée des nouvelles de leur fils parti aux États-Unis. Tandis que Marianne, couturière, s’affaire à confectionner des vêtements pour ses voisins, Pétion s’occupe chaque matin de leur chèvre. Pourtant, derrière cette routine simple se cache un vide immense : l’absence d’un enfant, symbole d’un espoir brisé.
À travers cette fiction, Samuel Suffren interroge la fragilité du rêve américain tel qu’il est vécu en Haïti. Il se concentre sur ceux qui restent au pays, souvent dans l’incertitude, alors que leurs proches tentent de rejoindre les États-Unis par des voies périlleuses. En ce sens, le film aborde à la fois une dimension familiale et une problématique sociale qui touche de nombreuses familles haïtiennes.
Né en 1992, Samuel Suffren s’impose progressivement comme une voix singulière du cinéma haïtien. Sa trilogie de courts-métrages, inspirée par le parcours et les rêves inachevés de son père, circule déjà dans de nombreux festivals internationaux. De ce fait, son œuvre contribue à faire entendre des récits haïtiens sur des scènes où ils restent encore peu présents.
Aujourd’hui, avec deux distinctions obtenues coup sur coup, en Caraïbe et en Asie, « Cœur bleu » confirme sa trajectoire internationale. Et à travers ce succès, Samuel Suffren illustre la vitalité d’une génération de cinéastes haïtiens qui, tout en s’ancrant dans leur réalité nationale, parviennent à donner à leurs récits une portée universelle.
Par Ravensley Boisrond, éditeur en chef de Chokarella