Raoul Junior Lorfils : le journalisme comme levier de changement social

Parcours, convictions et engagements d’un journaliste haïtien, devenu acteur de l’innovation éditoriale en Afrique et dans la Caraïbe, se dévoilent dans une entrevue exclusive avec Chokarella. Raoul Junior Lorfils, journaliste et manager des médias, est responsable du département « Ressources radio » d’une ONG canadienne, Farm Radio International, qui promeut la radio comme moteur de changement social en Afrique. Formateur accrédité en journalisme de solutions, il conjugue expertise professionnelle et vie familiale : marié et père de deux garçons.

Né et grandi à Saint-Louis du Nord, il s’est d’abord forgé une voix au sein des clubs de jeunesse de sa ville. « J’ai été encouragé à m’engager dans la communication très jeune, grâce à ma participation à ces clubs », confie-t-il. Très tôt, il expérimente l’animation radiophonique à travers deux émissions, l’une consacrée au rap, l’autre aux débats d’idées. Un passage à la télévision, comme présentateur d’un programme culturel, complète cette première immersion médiatique. « Ces expériences m’ont donné le goût de contribuer à la diffusion d’informations et de contenus susceptibles de faire une différence », explique-t-il.

En 2015, alors qu’il poursuivait des études en journalisme et en relations internationales à Port-au-Prince, une mentor lui recommande de collaborer avec Haiti Connextion Network, un média haïtien basé aux États-Unis. « À ce moment-là, j’ai eu l’occasion de commencer à produire des articles pour ce média », raconte-t-il. « C’est véritablement à partir de cette expérience que j’ai lancé ma carrière de journaliste professionnel. Ce fut le point de départ d’un parcours qui m’a énormément apporté jusqu’à aujourd’hui », affirme-t-il.

Raoul Junior Lorfils s’est penché sur la condition des personnes handicapées face aux transports en commun en Haïti. Inspiré par une ancienne camarade d’université non voyante, il livre un reportage mettant en lumière les obstacles quotidiens de cette frange de la population. Ce travail, récompensé par le Prix du Jeune Journaliste la même année, illustre son engagement à faire entendre des voix marginalisées : « J’ai été heureux de mettre en lumière les difficultés d’une partie de la population qui avait besoin de faire entendre sa voix et ses revendications. Cette reconnaissance m’a conforté dans l’idée que la plume et le micro peuvent avoir un véritable impact lorsqu’ils sont mis au service du bien commun. »

Un an plus tard, il documente la solidarité rurale à travers le coumbite, ce système d’entraide traditionnel face à l’abandon institutionnel. « L’année suivante, j’ai réalisé un autre reportage pour montrer comment les communautés rurales haïtiennes utilisent la solidarité “le coumbite” comme ultime ressource pour faire face aux défis et à l’abandon de l’État. Ce travail a également été primé. »

Formé principalement en Haïti, il acquiert des bases solides malgré les contraintes du système éducatif local. « Malgré les défis liés au fonctionnement du système, j’ai acquis des bases solides et des outils qui m’ont permis d’évoluer dans mon domaine et d’y apporter ma contribution », confie-t-il. Son parcours se poursuit à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France, où il obtient une licence en journalisme multimédia puis un master en management des médias. « À l’ESJ, j’ai non seulement développé de nouvelles compétences, mais aussi élargi mon réseau professionnel », ajoute-t-il.

Cette expérience européenne renforce sa conviction que « les médias peuvent être de puissants leviers de changement social ». Il souligne l’importance d’« une stratégie éditoriale qui représente toutes les composantes de la société, y compris les minorités, dans les contenus médiatiques », témoignant ainsi de son engagement pour un journalisme inclusif. Son parcours le conduit chez Loop Haiti, où il débute comme rédacteur avant de devenir directeur éditorial un an plus tard. « Une expérience marquante, qui m’a permis de travailler avec une équipe jeune et passionnée », résume-t-il.

Aujourd’hui, Raoul Junior Lorfils dirige le département Ressources radio de l’ONG canadienne Farm Radio International, coordonnant le développement de ressources pour renforcer les programmes de radios partenaires dans plus de quarante pays africains, sur des thèmes allant de l’agriculture durable à la santé publique, en passant par l’égalité des genres et l’adaptation climatique.

Les défis du journalisme haïtien et l’engagement pour un changement durable

Comme beaucoup de jeunes journalistes haïtiens, il a dû faire face à des obstacles majeurs. « Les difficultés incluent l’impossibilité de travailler dans des conditions optimales, le manque d’accès à l’information, les intimidations, et un sentiment permanent d’insécurité, aggravé par l’impunité », explique-t-il. À cela s’ajoute « l’absence de formation continue accessible et de soutien institutionnel ». Il adresse « ses pensées aux familles des journalistes tués ces dernières années ».

Malgré ces contraintes, il se dit « reconnaissant d’avoir pu porter la voix des journalistes haïtiens dans plusieurs forums internationaux », tout en exprimant l’espoir que « les conditions de travail s’amélioreront un jour pour nos confrères et consœurs ».

Pour lui, le journalisme dépasse le simple reportage : « c’est un outil de service et d’éducation. Il connecte les citoyens aux faits et aux explications qui leur permettent de prendre des décisions éclairées ». Son engagement inclut la représentation des minorités, essentielle selon lui : « les médias doivent refléter fidèlement la société dans toute sa diversité », ce qui contribue aussi à « éduquer le public à la diversité et à l’ouverture ».

Raoul Junior privilégie également le journalisme de solutions, « qui rend justice aux faits et aux personnes », dépassant la simple dénonciation pour « examiner aussi les initiatives mises en place pour relever les défis », offrant « un équilibre, et incitant à la réflexion et à l’action ». Avec l’expérience, il affirme avoir « appris à privilégier un journalisme orienté vers l’intérêt public, en choisissant des sujets qui apportent une réelle valeur aux communautés ».

Un engagement au-delà des frontières et un héritage à transmettre

Aujourd’hui, il concentre son action sur l’Afrique, coordonnant le développement de ressources pour les radios partenaires dans près de quarante pays. Ses domaines d’intervention couvrent l’agriculture durable, l’égalité des genres, la santé publique et l’adaptation au changement climatique. Grâce à une collaboration étroite avec des acteurs locaux, il met en lumière, à travers le service d’actualités Barza Wire, les solutions innovantes élaborées par les communautés rurales.

Parmi ses projets récents, une campagne sur l’impact de la dette publique et des flux financiers illicites, particulièrement sur les femmes et les filles, a permis la production de ressources radiophoniques et de contenus de plaidoyer largement diffusés. Cette initiative traduit son souci de porter la voix des plus vulnérables et d’accompagner des actions concrètes.

Au-delà de ses engagements actuels, Raoul Junior nourrit une volonté pédagogique forte envers la prochaine génération de journalistes haïtiens. « À travers mes séances d’échanges, ateliers de formation et autres rendez-vous, j’aimerais leur transmettre des outils pratiques, afin qu’ils puissent exercer un journalisme constructif et contribuer à l’amélioration de la société haïtienne », confie-t-il.

Cette démarche s’inscrit dans une philosophie du journalisme en perpétuelle évolution : « Aujourd’hui, ma philosophie est de raconter le monde, non seulement pour informer, mais aussi pour inspirer l’action, dans l’esprit du journalisme de solutions ».

Par Ann-Olguetty Loodjenny Dieuve © Chokarella

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.