La bibliothèque Michel Tardieu, à Pétion-Ville, a accueilli le 23 juillet 2025 une rencontre publique organisée par Éducmag à l’occasion de son troisième anniversaire. Lancée en 2022, la plateforme a choisi de marquer cette étape par une réflexion collective sur les enjeux structurels de l’éducation haïtienne.
Le premier panel, intitulé « La dégradation de l’éducation en Haïti : comment y remédier ? », a mis en lumière les défaillances du système scolaire. Lourdia L. Alphonse, éducatrice et responsable de communication à la FORF, a proposé une analyse critique dans une intervention intitulée « Éducation haïtienne entre ruines silencieuses et renaissance urgente ». Elle y a évoqué plusieurs problèmes structurels, notamment le manque d’investissements publics, l’absence d’infrastructures sanitaires et la non-reconnaissance d’un grand nombre d’écoles privées : « 80 % des écoles privées ne sont pas reconnues. Les écoles n’ont pas de toilettes. Il y a une grave dégradation dans le système éducatif haïtien », a-t-elle déclaré.
Lourdia L. Alphonse a également souligné les effets de cette situation sur la société dans son ensemble : « Le système éducatif échoue, et la société en paie le prix. Les jeunes savent lire, mais ne comprennent rien. L’école haïtienne ne produit pas de citoyens. »
Elle a plaidé pour une réforme ambitieuse, en évoquant plusieurs leviers possibles : décentralisation des politiques éducatives, revalorisation de l’investissement public, implication des collectivités locales, allocation de 4 % du PIB et de 20 % du budget national à l’éducation, modernisation des curriculums, formation continue des enseignants, augmentation salariale, participation accrue des parents et introduction des méthodes pédagogiques actives, comme les projets ou les débats. Elle a conclu : « L’école ne doit plus être un vestige du passé mais une matrice du changement. »
De son côté, Shesly Python, enseignante et journaliste, a inscrit la crise éducative dans une perspective historique : « L’éducation en Haïti est en crise depuis 1804 », a-t-elle rappelé. Elle a dénoncé l’absence de mesures durables dans le secteur et illustré la situation par une statistique : « Un milliard d’enfants entrent dans le système, et seulement 120 000 en sortent avec succès. »
Elle a également mis en cause le modèle linguistique actuel : « Apprendre dans une langue qu’on ne maîtrise pas, c’est compromettre tout le processus éducatif », a-t-elle affirmé, avant de défendre un apprentissage basé sur la langue maternelle.
Le second panel, « L’éducation en Haïti face aux défis du numérique et de l’innovation pédagogique », a rassemblé Marie Changlais Aimé, informaticienne et cofondatrice de ThinkInnov, et Leila Joseph, communicatrice et créatrice de contenu.
Leila Joseph a souligné la nécessité d’accompagner la transition numérique par des réformes concrètes : « Pour aboutir à une éducation numérique, il faut des outils, des méthodes, des professeurs formés, des étudiants accompagnés, et tout un système structuré. » Elle a identifié plusieurs freins : fracture numérique, manque de formation pédagogique et technique, mauvaise utilisation des plateformes.
Selon elle, sans un accompagnement adapté, le numérique pourrait aggraver les inégalités : « Si nous ne formons pas à l’utilisation des outils numériques, cela va créer des limites », a-t-elle prévenu. Elle a plaidé pour une formation « technique, pédagogique et méthodologique », et insisté sur l’usage responsable des outils : « Il est nécessaire d’apprendre à utiliser les plateformes avec responsabilité et éthique. » Elle a conclu : « C’est vrai, Haïti n’est pas encore prête pour le numérique, mais c’est à nous tous de changer cela. »
Marie Changlais Aimé a prolongé cette réflexion en insistant sur le rôle de l’État : « C’est à l’État de gérer l’éducation dans le pays », a-t-elle rappelé. Pour elle, l’éducation numérique ne doit pas être un privilège réservé à quelques-uns, mais un droit accessible à tous. Elle a souligné l’importance de développer des contenus numériques adaptés au contexte haïtien.
À l’issue des panels, Mervil Jhon Gerald Stanley, initiateur d’Éducmag, a partagé son retour sur l’événement avec Chokarella : « Je peux dire que c’est une journée réussie, même si nous en attendions davantage. Notamment en ce qui concerne la création de contenu autour de l’événement, et une meilleure couverture éducative. Mais c’est vraiment une journée réussie. »
Il a insisté sur l’importance de la mobilisation : « Organiser une activité en Haïti liée à l’éducation et accueillir entre 50 et 60 personnes, ce n’est pas rien. Et ils ne sont pas là seulement pour faire nombre : ils prennent la parole, ils expriment leurs idées. »
Après trois années d’existence, la plateforme entend poursuivre sa mission : « Pour la première fois depuis trois ans, je réalise que nous sommes vraiment sur la voie que nous avions annoncée : un espace où toutes les personnes impliquées dans l’éducation et la formation peuvent s’exprimer, dire ce qu’elles pensent et chercher ensemble des solutions », a conclu Mervil Stanley.
Dans un pays où l’accès à l’éducation reste fragile, cette initiative entend maintenir un espace de parole et de réflexion. Un rappel, selon ses organisateurs, que l’avenir de l’éducation relève d’une responsabilité partagée.
Par Ann-Olguetty Loodjenny Dieuve © Chokarella