Francia Sterlin, une artiste haïtienne engagée dans le dialogue culturel caribéen

Francia Sterlin, artiste pluridisciplinaire haïtienne, affirme son identité culturelle à travers un parcours artistique construit entre disciplines multiples, curiosité et engagement. Elle dit porter les couleurs de son pays au-delà des frontières, tout en développant une approche personnelle façonnée par ses influences multiples et son environnement familial et religieux.

« Mon style est hybride, ancré dans la tradition classique mais traversé par les couleurs du jazz, les rythmes latins et caribéens », explique-t-elle lors d’un entretien accordé à notre rédaction. Pour elle, cette orientation artistique découle de son vécu multiculturel et de son intérêt marqué pour les formes diverses d’expression vocale.

Son implication dans l’univers artistique remonte à l’enfance. Dès ses premières années, elle intègre la chorale d’enfants de la paroisse de son quartier, dirigée par sa mère, tout en participant au groupe de mime de la même église. Aînée d’une fratrie de trois, Francia Sterlin est née un 9 février à Port-au-Prince, de parents commerçants.

« J’ai grandi entre Delmas et Tabarre. Mes parents tenaient une librairie et une épicerie. Et j’ai été très active à l’église, notamment dans les groupes de jeunes comme les Enfants de chœur et le MEJ (Mouvement Eucharistique des Jeunes) », précise-t-elle.

L’art devient pour elle une nécessité dès le plus jeune âge. Elle mène de front ses études classiques et son initiation artistique. Son cursus scolaire se déroule dans plusieurs établissements, dont le collège Jean-Paul II de Tabarre. En 2012, elle suit un premier atelier de danse folklorique avec Jean Appolon, marquant un tournant dans son exploration des pratiques artistiques traditionnelles.

« Je suis une romantique dans l’âme : j’ai une grande affection pour les textes qui parlent d’amour, d’humanité, et pour les musiques qui réchauffent le cœur. Mon style est donc en dialogue constant entre héritage et contemporanéité, émotion et exploration », ajoute-t-elle.

Refusant de se limiter à un seul registre, elle poursuit l’élargissement de son univers artistique. En 2014, elle fonde, avec trois amis, le groupe de slam “Slam’Amuse“, dans lequel elle tient le rôle de chanteuse principale. À la fin de ses études classiques, en 2015, elle entre à l’École Nationale des Arts (ENARTS) afin de renforcer ses compétences. Un choix qui ne rencontre pas immédiatement l’adhésion de ses parents, bien qu’eux-mêmes engagés dans des activités chorales.

Malgré les réticences, elle poursuit sa voie. En 2018, elle est admise dans une université en République dominicaine pour approfondir sa formation. « J’ai été formée au chant classique au Conservatoire National de Musique de Santo Domingo en chant lyrique, tout en évoluant parallèlement dans le théâtre, le jazz et l’enseignement. J’ai eu l’occasion de participer à divers projets artistiques dans la région des Caraïbes et à l’international, entre concerts, festivals, créations théâtrales et productions radiophoniques », détaille-t-elle.

Cette formation, qui s’étend sur six années, lui permet de voyager dans plusieurs pays pour porter sa culture sur différentes scènes. « Mon parcours m’a menée d’Haïti à la République Dominicaine, puis récemment au Canada, toujours portée par le désir d’apprendre, de créer et de transmettre », affirme-t-elle. Elle considère que la musique s’est imposée à elle dès le départ : « que ce soit à l’église, à la maison, dans les chorales ou à l’école ».

Elle précise avoir mis du temps à structurer sa carrière. « Mon engagement professionnel a commencé autour de 2019, d’abord comme choriste dans des productions symphoniques, puis comme soliste, pédagogue, et interprète de jazz. C’est devenu plus qu’un métier : une vocation », explique-t-elle.

Francia Sterlin reconnaît l’influence de nombreuses artistes, notamment dans le jazz : Barbara Hendricks, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan. Elle souligne également l’impact de certains accompagnateurs de route. « J’ai eu la chance d’être guidée par des mentors formidables, comme le guitariste Claude Carré, la chanteuse cubaine Sayli Pérez, le professeur dominicain Javier Vargas… qui m’ont beaucoup appris sur la rigueur, l’écoute, et la générosité musicale », affirme-t-elle.

Aujourd’hui, elle rassemble ses acquis au service d’un projet musical nourri de multiples influences. « Je me sens à l’aise à la croisée du lyrique et du jazz. Le chant classique m’a apporté une technique solide et un rapport profond au texte et à l’émotion, tandis que le jazz m’a permis d’explorer la liberté, l’improvisation, et l’ancrage dans mes racines afro-caribéennes », dit-elle.

Elle a déjà pris part à plusieurs productions d’envergure, notamment en tant que choriste dans Carmina Burana, La Traviata, le Requiem de Verdi ou la Neuvième symphonie de Beethoven, en collaboration avec l’Orchestre Symphonique National de République Dominicaine. En tant que soliste, elle se produit sur des scènes comme le concert binational de la Fondation Haïti Jazz en 2023 ou le Festival de Jazz de Santo Domingo. Elle y forme un duo avec un guitariste argentin. Parallèlement, elle participe à des feuilletons radiophoniques haïtiens, parmi lesquels “Timoun San Tras” et “Chapo Ba“.

En juin dernier, elle est sélectionnée pour participer au programme Transcultura de l’UNESCO, financé par l’Union européenne. Ce programme vise à soutenir les talents de la région caribéenne dans leurs disciplines respectives. « Participer à cette tournée m’a permis de découvrir de nouveaux publics, de dialoguer avec des artistes venus d’horizons très variés, et de porter la richesse de ma culture dans des contextes stimulants », explique-t-elle.

Elle intervient notamment lors de l’inauguration de l’exposition “Celebrando la Diversidad Caribeña“, marquant la fin du programme. « Mon discours était d’abord un mot de gratitude : envers l’Union européenne, mais aussi envers toutes les personnes qui ont rendu ce projet possible. Devant un public composé d’ambassadeurs et de représentants des pays membres, il était important pour moi de souligner l’impact concret et transformateur qu’un tel programme peut avoir sur les artistes de la région », souligne-t-elle.

Elle en profite pour formuler une critique sur le contexte haïtien : « Sincèrement, chez nous, on n’est pas bien informé sur les arts ou la musique tout court et c’est justement ce manque d’information qui a éveillé ma curiosité », déplore-t-elle.

Lors de la tournée Transcultura, elle partage la scène avec plusieurs artistes issus de la région caribéenne. À Paris, elle participe à la célébration des 20 ans de la Convention de 2005 sur la diversité des expressions culturelles. Elle y chante avec la Bande “Transcultura‘, formée d’artistes du programme et dirigée par le pianiste cubain Roberto Fonseca. Le groupe comprend notamment un violoniste trinidadien et une contrebassiste-chanteuse jamaïcaine.

À Bruxelles, elle co-présente une soirée avec le violoniste David Webber et interprète des morceaux aux côtés d’autres bénéficiaires du programme. « Cet événement était avant tout un espace d’échange entre les partenaires, les bailleurs et les bénéficiaires du programme. Pour cette dernière partie, nous avons rejoint sur scène une autre bénéficiaire du programme, la talentueuse musicienne cubaine Yarima Blanco », se souvient-elle.

Elle interprète notamment Sabor a mí, Guantanamera, Panama m tonbe en version cubano-haïtienne, et Como fue, une œuvre emblématique de Beny Moré. « Nous en proposons une version cubano-haïtienne, arrangée par le pianiste Roberto Fonseca, dans laquelle je chante le texte en espagnol et en créole, dont le texte a été écrit par Syto Cavé et chanté par Tamara Suffren », précise-t-elle.

Elle tire de cette expérience une conviction : « Il m’a montré que si nous mettons nos efforts en commun, si nous favorisons les échanges et les collaborations entre nos pays, nous pouvons réellement faire bouger les choses », pense-t-elle.

Actuellement installée au Canada, Francia Sterlin poursuit des études en performance musicale à l’Université d’Ottawa. « Étant donné que ma carrière artistique repose en grande partie sur la pratique, je souhaite également rester active sur scène, en participant à divers projets et collaborations », souligne-t-elle.

Elle travaille en parallèle à la préparation d’un nouveau projet. « Je prépare une série de concerts autour de la musique classique des Caraïbes, un projet qui me tient à cœur et qui vise à mettre en lumière les répertoires trop souvent méconnus de notre région », conclut-elle.

Par Youbens Cupidon © Chokarella

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