Étudiant finissant en travail social à la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’État d’Haïti, Fegens Turnier s’investit depuis plusieurs années dans des projets sociaux et des actions de plaidoyer. Son ambition : inscrire le travail social au cœur des politiques publiques et œuvrer pour une société plus équitable et solidaire.
Fort d’un parcours universitaire et d’expériences de terrain, il a choisi de faire de cette discipline une voie d’action pour favoriser le développement social et la cohésion. « Le développement du pays passe par le renforcement des couches les plus faibles », estime-t-il.
Né le 3 novembre 2001 à Vallée-de-Jacmel dans une famille modeste, Fegens Turnier a grandi sous la responsabilité de sa grand-mère. Il effectue ses études classiques entre sa commune natale et la capitale, passant notamment par le Lycée Anténor Firmin où il décroche son baccalauréat en 2020. L’année suivante, il rejoint la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’État d’Haïti.
« Je ne savais pas encore que j’allais étudier le Travail Social (…). J’ai mis du temps à faire ce choix. À mes débuts à la Faculté (mars 2021), c’est la Sociologie que je voulais », confie-t-il. Mais, au fil des cours et des rencontres avec étudiants et professionnels du domaine, il se découvre une affinité pour le caractère pratique du travail social. « J’ai compris que c’était le bon choix », poursuit-il.

Dès lors, Fegens Turnier se donne pour objectif de promouvoir le travail social dans les politiques publiques et de renforcer le lien entre les institutions sociales et les citoyens. « J’ai compris que c’est plus qu’un champ académique : c’est une posture, une manière d’être au monde. L’aspect pratique de la discipline m’a confirmé que je voulais être dans l’action, dans l’écoute, dans la co-construction avec l’autre. La discipline façonne mes objectifs, et mes objectifs se nourrissent d’elle », déclare-t-il.
En février 2023, il participe au concours de la Caisse Populaire de Delmas pour approfondir ses connaissances en économie sociale et se hisse à la troisième place. « Le secteur du coopératif est un secteur qui renforce et promeut la mobilité sociale et économique. À l’université, l’économie sociale et solidaire était toujours de mes discussions et aussi de mes devoirs de quelques cours. Et cela a contribué dans mon évolution en me permettant de comprendre encore plus le tissu social haïtien et aussi de faire mes choix d’interventions pour le travail social », explique-t-il.
Sur le terrain, il intervient depuis juillet 2019 auprès de l’association Haïti Mérite le Meilleur de Moi (HM3) comme formateur en leadership de soi. Il collabore également avec plusieurs organisations, dont l’Unicef, où il effectue deux mandats, entre mai et août 2024, puis de janvier à mai 2025. « À deux reprises, j’ai travaillé avec l’UNICEF notamment sur des programmes de renforcement des capacités de jeunes leaders venant de plusieurs pays d’Afrique (…). Ce sont des expériences qui guident mes actions et m’apprennent qu’on peut agir à différents niveaux pour produire des impacts positifs, peu importe où l’on se trouve. Je suis très fier de contribuer à faire de ce monde un endroit meilleur », précise-t-il.

Ce jeune universitaire affirme que sa formation lui permet d’intervenir dans plusieurs domaines, notamment la politique sociale et la négociation stratégique. « Une très bonne gestion de mon temps me permet de tout faire », assure-t-il, alors qu’il prépare parallèlement son mémoire de sortie.
Observateur attentif de la situation sociopolitique nationale, Fegens Turnier déplore la dégradation du respect des droits civils et politiques dans le pays. « La régression des droits fondamentaux est un poison pour la démocratie, la paix sociale et surtout pour l’altérité. Ces prérogatives sont des socles indispensables pour tout projet collectif, remarque-t-il. Quand un individu ne peut plus s’exprimer, marcher librement, choisir ses engagements, rêver à voix haute sans crainte, c’est son humanité même qui est niée », observe-t-il.
Selon lui, la situation actuelle s’explique en partie par le manque de soutien envers les ouvriers et les paysans. « À mon avis, un tel développement passe par le renforcement de ces catégories. C’est la non-valorisation profonde de ces couches qui nous a conduits à tout ce fléau qui ronge le pays actuellement », affirme-t-il. Toutefois, il rappelle que la croissance économique ne saurait à elle seule garantir le développement social. « Elle a souvent été synonyme d’exclusion et d’approfondissement des inégalités (…). Ainsi, le développement social doit être pensé comme un processus global, intégrant l’accès équitable aux droits fondamentaux : santé, éducation, logement, protection sociale », soutient-il.

Fegens Turnier appelle par ailleurs les autorités à privilégier des processus de développement à long terme. « Car si on ne fait rien, on s’expose à une génération amputée de sa citoyenneté. En ce sens, à travers un processus de décentralisation, la priorité doit être donnée à la construction d’institutions fortes, transparentes et inclusives qui garantissent la cohésion sociale et la justice sociale », propose-t-il. Et de conclure : « Pour Haïti, cela signifie que les politiques publiques doivent se concentrer d’abord sur le bien-être des populations, avant de chercher à maximiser la richesse nationale. C’est ainsi que le travail social peut jouer un rôle déterminant, en inscrivant l’humain au cœur des stratégies de développement. Une croissance sans justice sociale n’est pas une vraie croissance ».
Le 15 juin dernier, après trois ans au sein du Groupe de Réflexion et d’Action en Travail Social (GRATS), il est élu coordonnateur général de l’organisation. Une fonction qu’il envisage comme un levier pour concrétiser ses projets. « Mes plus grands objectifs sont de contribuer aux niveaux des politiques sociales et de la planification sociale. Ce poste me met déjà vers le chemin de ces objectifs en agissant sur le système de la sécurité sociale et de la protection sociale. De plus, mes attentes sont de voir des changements en mettant le travail social au centre du projet social à travers des sensibilisations, des plaidoyers, et surtout des changements de politique afin de contribuer au développement scientifique de la profession », affirme-t-il.
Avec l’appui de son comité, il compte mettre en œuvre cette vision. « Nous allons nous concentrer sur notre vision de façon stratégique. Nos actions auront des impacts directs sur la population haïtienne », prévient-il.

Collaborateur du Centre d’Innovation Technologique et d’Entrepreneuriat (CITE), il s’inquiète aussi de l’absence d’encadrement légal sur les usages du numérique et de l’intelligence artificielle en Haïti, et des conséquences sur la santé mentale des jeunes. « L’IA ne peut pas rester uniquement une initiative portée par la société civile. Je pense que c’est un domaine encore très peu connu en Haïti. Avec le CITE, en juin et juillet 2023, nous avons organisé des séances de sensibilisation sur le sujet, ainsi que des sessions de formation pour renforcer la littérature en santé numérique dans le pays, à destination des professionnels et des étudiants issus du milieu médical et d’autres secteurs concernés », précise-t-il.
Par ailleurs, il confie être parfois confronté à un problème d’ordre identitaire : le surnom « Ti blan » qu’on lui attribue. « Je comprends bien que cette appellation est due aux héritages historiques du colonialisme dans le pays. Au fond de moi, je suis « nèg », je ne suis pas « blan » ni « ti milat ». Quand on m’appelle ainsi, je trouve qu’on essaie de m’infliger une autre identité », explique-t-il.
Persuadé de l’impact de ses actions, il admet concilier son engagement et ses loisirs. « Je crois au mariage du loisir et du travail. J’ai le sentiment que je peux contribuer à bâtir un monde meilleur, notamment pour ceux qui sont les plus vulnérables », confie-t-il. Mais il précise : « Je regarde des séries, je suis un très grand fan de Game of Thrones, Vikings, Suits. J’appelle des amis, je sors, je passe du temps dans des restaurants, des clubs ».

Fegens Turnier poursuit aujourd’hui ses activités en Haïti et à l’étranger. « Pour l’instant, je suis sélectionné pour un programme de recherche, mais je ne peux pas encore rendre cela public », annonce-t-il. Ambitieux, il envisage également de diversifier ses engagements. « À côté du travail social, je compte poursuivre une carrière dans les champs des politiques sociales ou encore de l’administration sociale, ainsi que dans d’autres secteurs comme la technologie, la santé et l’ESS. Je compte collaborer avec tous les secteurs possibles au cours de ma carrière : l’État, les organisations internationales, les collectivités, la société civile, l’Université », conclut-il.
Par Youbens Cupidon © Chokarella