L’écrivaine haïtienne Pharah-Djine Colin a dévoilé le 25 juin 2025 Fils de l’ombre, un premier roman publié chez Ikilivre. Œuvre de fiction socio-politique, le livre s’appuie sur les tensions de la réalité haïtienne pour explorer des thématiques universelles telles que la peur, le pouvoir, la justice ou encore les silences collectifs. Une histoire qu’elle porte, dit-elle, avec une « urgence intérieure » et un regard acéré sur son pays d’origine.
L’idée du roman a germé en 2019 à Port-au-Prince, à une période où les enlèvements rythmaient le quotidien des habitants. « On vivait dans une peur collective presque banale, celle du kidnapping qui planait au-dessus de chaque famille. C’était devenu une sorte de routine angoissante. On attendait toujours que nos proches rentrent, toujours avec cette boule au ventre, comme si chaque départ pouvait être le dernier », raconte Pharah-Djine Colin.
C’est de cette peur omniprésente qu’est née une interrogation plus large : « Je me suis demandée : ‘Et si cette peur ne touchait pas que les gens ordinaires mais aussi l’homme au sommet de l’État, le président ?’ » Ce questionnement a façonné la trame du roman.
Dans Fils de l’ombre, le lecteur est plongé dans une Haïti sous tension. L’intrigue démarre avec une une de journal annonçant : « Le président sera kidnappé le 7 février », une date symbolique dans l’histoire politique haïtienne, souvent associée aux investitures et passations de pouvoir.
L’enquête est confiée à Gabriel Joseph, inspecteur de la Police nationale d’Haïti. Au fil de ses investigations, il se retrouve confronté à un enchevêtrement de mensonges et de secrets d’État. Un personnage lui-même tourmenté, dont les blessures personnelles compliquent la quête de vérité. « Il veut faire triompher la justice mais ses blessures brouillent parfois la limite entre punir et se venger », confie l’autrice.
Dans ce roman, Pharah-Djine Colin dit avoir voulu créer un univers « à la fois réaliste et oppressant, presque cinématographique par moments. Je voulais que le lecteur ressente la tension qui plane sur chaque scène, notamment dans les rues de Port-au-Prince, les couloirs du palais, les silences lourds dans les bureaux. »
Le livre questionne également les multiples formes de pouvoir, politique, institutionnel et médiatique. « J’avais envie de montrer à quel point le pouvoir peut être fragile », explique-t-elle. La loyauté, la trahison et la résilience du peuple haïtien s’invitent aussi dans ce récit. « J’explore la résilience d’un peuple qui survit, résiste et tente de trouver une certaine luminosité malgré l’ombre qui plane. »
Cinq ans auront été nécessaires pour écrire Fils de l’ombre. Entamé en 2019, le manuscrit a été mis de côté avant d’être repris en 2023 avec un regard plus mûr. Un processus marqué par des doutes. « J’ai rencontré des obstacles, notamment parce que le sujet est ancré dans une réalité politique forte. Il y a eu des jours où je me suis demandée si j’avais le droit d’aller si loin dans la fiction. Est-ce que mon écriture serait à la hauteur ? »
Le déclic s’est produit en acceptant de traiter ce sujet sous forme de fiction. « Je me suis libérée quand j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de raconter un fait divers, mais de questionner ce que cette peur dit de nous. »
Parmi les passages marquants du livre, l’autrice cite une tirade prononcée par un personnage :
« Je me bats pour ceux qui n’ont plus de voix, pour ces familles qui ont tout perdu et que personne n’écoute. Ces gens qui n’ont pas d’argent pour payer une rançon, ceux qui ont tout hypothéqué, leurs maisons, leurs terres, leur dignité, pour sauver un proche, et qui, malgré tout, ne les retrouvent jamais intacts. Pour ceux qui reviennent brisés, mutilés, l’ombre d’eux-mêmes, des êtres à jamais changés par ce qu’ils ont subi. Je me bats pour toutes ces familles déchirées, celles qui ne peuvent se faire entendre, dont les cris de désespoir se perdent dans l’indifférence. Pour ceux qui vivent dans la peur constante, qui évitent chaque coin de rue, terrifiés à l’idée que ce soit leur tour d’être enlevés. C’est pour eux que j’agis, Gabriel. Parce que personne ne les voit. Parce que ce pays les a abandonnés, alors que leur vie a été volée, saccagée. Si je ne me bats pas pour eux, qui le fera ? Qui se dressera pour ceux que ce système broie en silence ? »
Un passage qui, selon elle, « incarne l’âme du roman ». « Je l’aime particulièrement parce qu’elle dit exactement ce que j’ai voulu mettre dans ce roman : la voix de ceux qu’on n’entend jamais, qu’on laisse seuls avec leur douleur. C’est un cri, mais c’est aussi une promesse de ne pas détourner le regard. »
Pharah-Djine Colin est née à Port-au-Prince et vit aujourd’hui en France. Diplômée d’une licence en science politique à l’Université Lumière Lyon 2, elle poursuit un Master 2 dans la même discipline. Elle dispose également d’une formation en journalisme et a travaillé dans la communication, notamment à la Mission permanente d’Haïti auprès de l’ONU à Genève et comme assistante d’élu en France.
Elle évoque avec lucidité les défis de la vie étudiante à l’étranger : « Ça fait bientôt quatre ans que j’ai quitté Haïti pour poursuivre mes études. Je laissais derrière moi ma mère, mon père, ma sœur, mes amis, tout un monde que je connaissais par cœur pour plonger dans un autre qui m’était totalement inconnu. La vie d’étudiante à l’étranger, on en parle souvent comme d’une chance, et c’en est une. Mais ce qu’on ne dit pas toujours, c’est à quel point c’est exigeant, surtout quand on est seule, loin de ses repères. J’ai dû apprendre à m’adapter vite, gérer les papiers administratifs, le logement, le froid, le mal du pays. Et puis, il y avait les études, les petits boulots pour tenir le rythme. Parfois je rentrais épuisée, je pleurais de fatigue, mais je savais pourquoi j’étais là. »
Ses expériences au Québec et à Genève ont contribué à élargir son regard sur les enjeux internationaux. « Cette mobilité m’a apporté une immense ouverture d’esprit. J’ai découvert une autre façon d’aborder la politique. Travailler à la Mission permanente d’Haïti auprès de l’ONU m’a permis de voir mon pays sous un autre angle, de prendre conscience de la complexité des enjeux diplomatiques et de l’importance de porter la voix d’Haïti au-delà de ses frontières. »
Dans cette trajectoire, l’écriture s’est imposée comme un exutoire indispensable. « Quand je n’en pouvais plus, je prenais mon carnet, j’inventais des histoires, je mettais mes peurs dans mes mots. Je suis née à Port-au-Prince et, très tôt, j’ai eu ce besoin de mettre des mots sur ce que je voyais, ce que je ressentais. Je crois que c’est dans les silences que j’ai puisé mon envie d’écrire. »
Elle confie avoir toujours entretenu ce rapport à la littérature, en participant à des festivals littéraires, d’abord comme spectatrice puis bénévole. Une manière pour elle de côtoyer des écrivains haïtiens qui ont nourri son imaginaire. « C’est ma façon de dire ce qu’on n’ose pas dire, de poser des questions que je porte depuis longtemps. C’est aussi un moyen de ne pas oublier, de garder une trace. Et, d’une certaine façon, ça me rassure. »
Aujourd’hui, Pharah-Djine Colin prépare un second roman. Il se déroulera lui aussi en Haïti mais dans un registre différent. « C’est encore une fiction, avec une dimension de suspense que je n’avais pas explorée dans Fils de l’ombre. Ce sera une histoire de secrets, de ressources, de ce qu’on croit posséder et de ce qu’on nous vole en silence. Je veux continuer à interroger ce qui se passe dans l’ombre, mais à travers une intrigue différente, plus inattendue. » Pour l’heure, elle préfère rester discrète sur ce nouveau projet en gestation.
Fils de l’ombre est disponible à Communication Plus et dans plusieurs librairies en Haïti, ainsi que sur Amazon.
Par Ann-Olguetty Loodjenny Dieuve © Chokarella