En Haïti, des créateurs s’interrogent sur le rôle de l’art face à la crise

Dans un contexte de crise politique, économique et sécuritaire, la société haïtienne est confrontée à de nombreuses difficultés qui affectent différents secteurs d’activité, notamment celui de la création artistique. Les artistes, à l’instar de nombreux citoyens, subissent les conséquences de cette situation qui freine leur carrière et l’expansion de la culture haïtienne. Depuis plusieurs années, la violence et l’instabilité entravent le développement des arts et poussent certains professionnels à réfléchir à leur rôle dans le changement social, à l’heure où le numérique occupe une place importante.

Plusieurs observateurs notent une baisse des activités culturelles et artistiques en Haïti depuis quelque temps. Le secteur touristique, qui contribue aussi à la vitalité des manifestations culturelles, est également fortement touché. Dès le second semestre de 2023, plusieurs pays, dont le Canada et les États-Unis, ont demandé à leurs ressortissants de quitter le territoire haïtien. Cette décision a eu des répercussions sur la venue de visiteurs étrangers et sur l’organisation de certains événements.

Dans ce contexte, plusieurs festivals, fêtes patronales, journées récréatives et fêtes champêtres ont été annulés. Ces événements ont pourtant pour fonction de préserver et de diffuser les cultures locales. Ils représentent aussi des espaces de rencontres, d’expression et de transmission culturelle. La réduction de ces manifestations nuit à la vitalité du secteur et prive les artistes d’occasions de se produire et de partager leur travail.

Parmi les différentes fonctions de l’art, son apport économique n’est pas négligeable. St Hilaire Gheslaire, créateur d’art visuel et fondateur de Veridiques Art, estime que la culture peut générer des revenus importants. « Je suis convaincu qu’un artiste a un rôle essentiel à jouer dans le développement économique de sa communauté », croit-il. « D’abord, l’art lui-même est une activité économique : il génère des revenus à travers la vente d’œuvres, les expositions, les ateliers et les collaborations. »

St Hilaire Gheslaire

Selon lui, il existe plusieurs façons pour les artistes de contribuer à l’économie nationale. Il pense qu’un artiste devrait développer des compétences en leadership et en entrepreneuriat, investir dans sa région, collaborer avec d’autres créateurs ou artisans, organiser des événements culturels et former de jeunes talents. Cette démarche permettrait de renforcer l’économie locale et de créer des opportunités pour d’autres.

Sur le plan social, de nombreuses voix s’accordent à dire que les artistes haïtiens ont une responsabilité particulière. Ils peuvent jouer un rôle dans la mémoire collective en étant à la fois témoins de leur époque et passeurs de culture. Leurs œuvres peuvent devenir des supports de réflexion et d’engagement, contribuant ainsi à la transformation de la société.

Francisco Lafrance, connu sous le nom de Cisco le percussionniste, estime que la musique a de tout temps occupé une place importante dans l’histoire du pays. « La musique a joué un rôle crucial lors de la révolution haïtienne », insiste-t-il. « Si on regarde plus profond dans notre histoire, lors de la cérémonie du Bois Caïman dans la nuit du 14 août 1791, notre musique liturgique était au rendez-vous pour stimuler les Noirs. »

Francisco Lafrance

Le musicien évoque également l’influence de figures internationales telles que Bob Marley. « Si on regarde ce qu’a fait Bob Marley à travers ses chansons durant sa carrière, on comprendra mieux », explique-t-il. Pour lui, les artistes ont toujours été des vecteurs de message et de mobilisation sociale dans diverses sociétés, et Haïti ne fait pas exception.

St Hilaire partage cette opinion. « Comme tout autre métier, l’art peut contribuer à un changement majeur et à l’amélioration de notre société », dit-il. « Les artistes de notre génération devraient s’imposer comme des défenseurs et des activistes pour combattre certains aspects négatifs de notre société : la violence conjugale, l’insécurité, l’inflation, la spiritualité, entre autres. »

Pour James Junior Célestin, cofondateur du groupe Viala, chaque artiste a une mission particulière, même si celle-ci ne s’inscrit pas nécessairement dans une conscience collective. Selon lui, c’est à travers ses œuvres et sa position idéologique qu’on découvre la véritable vocation d’un artiste. Ce dernier peut ainsi choisir de s’engager ou de se contenter de divertir.

« Vu la situation actuelle du pays, un artiste qui est conscient de ce qui pourrait arriver dans les dix prochaines années si le pays reste dans cette instabilité socio-politique et économique doit mettre son art au service de la lutte que les Haïtiens sont en train de mener », ajoute-t-il. Il estime que ceux qui refusent de s’engager semblent trouver leur place dans une situation qu’il qualifie de pitoyable.

James Junior Célestin

Certains artistes considèrent leur pratique comme bien plus qu’un simple moyen de divertissement. Ils y voient un langage universel et un levier pour la valorisation du patrimoine culturel. Dans un contexte de crise, nombre d’entre eux tentent d’exploiter les possibilités offertes par le numérique, qui ouvre des perspectives inédites en matière de communication, de créativité et d’autonomie.

James Junior Célestin note cependant que pour exploiter pleinement les opportunités offertes par les réseaux sociaux, un artiste doit s’entourer d’une équipe partageant sa vision et disposer de moyens financiers suffisants. Car si ces plateformes permettent de toucher un public plus large, elles requièrent aussi des ressources et une stratégie adaptée.

Cette transition numérique n’est toutefois pas sans risque. Schinaider Cellard, linguiste et étudiant en sciences politiques, observe que les jeunes sont particulièrement exposés aux dérives et à la désinformation sur les réseaux sociaux. Il estime que l’art peut devenir un outil de sensibilisation et d’éducation dans cet espace où les contenus circulent rapidement et influencent les comportements.

« Face à cette réalité, l’art peut jouer un rôle essentiel », soutient-il. « En tant que langage universel, il constitue un véritable médium de sensibilisation, capable de toucher les consciences et de provoquer la réflexion. Utiliser les expressions artistiques permet d’atteindre les jeunes dans un espace qu’ils fréquentent massivement : les réseaux sociaux. C’est donc le lieu idéal pour les interpeller et les guider vers une conscience plus critique et engagée. »

St Hilaire ajoute que les artistes peuvent également contribuer à changer les perceptions négatives que certaines personnes ont d’Haïti. Il estime qu’en produisant des œuvres qui valorisent les traditions et les figures locales, ils participent à une image plus nuancée et valorisante du pays. Cette approche permet de mettre en avant d’autres facettes de la réalité haïtienne.

« En créant des œuvres qui racontent des histoires positives, en montrant nos traditions et en valorisant nos héros locaux », avance-t-il, « c’est une manière de donner la parole aux personnes qui sont souvent invisibles et de montrer qu’Haïti est bien plus que ce qu’on en dit dans les médias. »

Schinaider Cellard soutient que cette alliance entre expressions artistiques et médias numériques pourrait se révéler particulièrement puissante. Elle offrirait une réponse créative, pédagogique et émotionnelle aux dérives constatées en ligne. Utiliser l’art pour interpeller les jeunes dans les espaces qu’ils occupent permettrait de les sensibiliser et de les encourager à devenir eux-mêmes des porteurs de sens et d’engagement.

Schinaider Cellard

Cisco rappelle enfin que les œuvres dites classiques conservent une valeur durable pour la culture haïtienne. Elles continuent d’exister au fil du temps et peuvent retrouver leur pertinence à différentes époques, en fonction des contextes et des enjeux du moment.

« C’est vrai qu’elles ne sont pas en rotation tout le temps, mais dès qu’il y a quelque chose relative au sujet que vous avez traité, votre œuvre retourne sporadiquement dans l’actualité », conclut-il.

Note de l’éditeur en chef : La rédaction de Chokarella prépare actuellement un nouveau dossier sur ce même sujet, cette fois consacré exclusivement aux créatrices et femmes haïtiennes évoluant dans le secteur artistique.

Par Youbens Cupidon © Chokarella

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