Les professionnels haïtiens, notamment les photographes qui tentent de se faire une place dans l’industrie visuelle, font face à des conditions difficiles depuis plusieurs années. L’insécurité croissante qui paralyse les activités dans presque tous les secteurs du pays n’épargne personne. Pour mieux comprendre cette situation qui freine leur évolution et interroge leur capacité de résilience, notre rédaction a rencontré Glaude Evens, photographe et enseignant établi à Port-au-Prince, la capitale haïtienne.
Dans une ville en proie à une guerre civile de basse intensité, où les affrontements entre groupes armés désorganisent la vie quotidienne, certains professionnels continuent malgré tout de tenir bon. Glaude Evens en fait partie. Lors d’un entretien, il revient sur ce qu’il qualifie de « résistance silencieuse mais puissante ». Selon lui, malgré les crises successives, nombre de ses collègues persistent à créer, à documenter et à témoigner.
« La crise devient même, parfois, matière à inspiration. En tant que photographe vivant en Haïti, je vois chaque jour des artistes qui transforment la douleur en beauté, la peur en espoir, le chaos en œuvre d’art », raconte-t-il. Il reconnaît que rester productif dans un tel contexte relève du défi. « Face à cela, rester déterminé et productif n’est pas toujours facile, mais c’est justement dans ces moments que je ressens la nécessité de continuer à créer. »

Le photographe explique que tenir un appareil pour capturer des instants, qu’ils soient de douleur ou de joie factice, représente pour lui un engagement essentiel. « Raconter ce que vivent nos communautés, défendre notre dignité et participer à la mémoire collective, c’est un acte de courage, mais aussi une nécessité », confie-t-il.
La situation sécuritaire de Port-au-Prince a des conséquences directes sur son travail quotidien. Glaude Evens indique qu’il lui est devenu impossible de planifier ses projets. Les déplacements étant de plus en plus risqués, en raison de territoires largement contrôlés par des groupes armés, il estime que plus de 85 % du pays est devenu inaccessible. Dans ces conditions, il se voit souvent contraint d’annuler des projets, de retarder des livraisons ou de revoir ses itinéraires à la dernière minute.
« Il faut redoubler de vigilance, s’adapter en permanence, repenser la logistique, la production, même la manière de documenter », précise-t-il. Toutefois, il affirme qu’il refuse de céder face à cette situation précaire. Cette conjoncture, selon lui, l’a poussé à approfondir son regard. « Cela m’a aussi poussé à approfondir mon regard », explique-t-il. « Je travaille plus souvent dans des milieux intimes, à proximité, avec des sujets forts qui racontent notre quotidien autrement. »

Dans le même temps, Glaude Evens affirme diversifier ses activités pour assurer une certaine stabilité financière. « En plus de la photographie de terrain, je fais des formations, je développe des projets éducatifs comme Vwa Foto, une initiative qui vise à engager et soutenir les Haïtiens dans la narration de leurs propres histoires à travers la photographie », ajoute-t-il. Il cherche également à établir des collaborations à distance, en travaillant avec des médias, institutions et artistes à l’étranger. Pour lui, le numérique constitue un outil stratégique, tant pour la visibilité que pour les opportunités économiques.
Face aux dangers, il développe des stratégies pour se protéger. « J’apprends à faire beaucoup avec peu, privilégier les collaborations sûres, partenaires de confiance. Et surtout, je fais attention. Je reste à l’écoute de ce qui se passe, je consulte toujours mes contacts locaux avant de me déplacer, ainsi je prends peu de risques inutiles », observe-t-il.
Dans ce contexte tendu, Glaude Evens conserve une approche qu’il qualifie de typiquement professionnelle. Il estime que ses productions doivent respecter la dignité humaine et participer au bien-être mental et physique des personnes affectées par la crise. « Je crois que mes œuvres peuvent offrir des espaces de respiration, de réflexion, et même de réconfort. Quand une personne se reconnaît dans une image, quand elle sent que son vécu est représenté avec respect et sensibilité, cela peut avoir un effet profondément apaisant, voire libérateur », soutient-il.

Il considère par ailleurs que ses images servent à rappeler que nul n’est seul face à cette situation. Selon lui, l’art et la photographie en particulier ont un rôle essentiel à jouer pour raviver l’espoir et faire surgir des formes de beauté dans des environnements meurtris. « La photographie devient alors un acte de résistance silencieuse, un moyen de dire que nous sommes encore là, nous existons, nous avons une histoire à raconter », souligne-t-il.
Par ailleurs, Glaude Evens affirme que le fait de continuer à enseigner la photographie, en dépit des difficultés, constitue pour lui une contribution à la construction d’un avenir meilleur. « Pour moi, une photo peut créer le dialogue, inspirer le changement et renforcer l’identité collective. C’est une forme d’engagement social », insiste-t-il.
Il considère que pour qu’une œuvre soit utile, le photographe doit faire preuve d’authenticité. « Son art doit questionner les spectateurs, et c’est en racontant des histoires humaines, sincères, qu’il bâtit des ponts et laisse une trace ancrée dans la réalité », affirme-t-il.
Rester constant dans un environnement aussi hostile n’est pas chose aisée pour un photographe, reconnaît-il. « Ma motivation vient de mes compatriotes, de leur courage au quotidien, de leur humanité. Même dans la crise, je respecte leurs dignités », avance-t-il.
Enfin, Glaude Evens conclut en soulignant que les photographes ont, selon lui, la responsabilité de proposer des images qui mettent en valeur la culture haïtienne et éveillent les consciences. Il estime qu’une image peut toucher là où les mots échouent, susciter un mouvement, nourrir l’espoir et, dans une société en souffrance, devenir un outil de transformation sociale.

Par Youbens Cupidon © Chokarella