Une chronique littéraire inspirée, viscérale, et habitée par la prose de Jean-Claude Charles.
« Avec Sainte dérive des cochons, Jean-Claude Charles nous livre un texte troublant, à mi-chemin entre prose poétique et cri existentiel. Publié chez Mémoire d’encrier, ce récit déstabilise autant qu’il fascine. »
Je n’ai pas trouvé ce livre. C’est lui qui m’a trouvée.
Dans ma quête personnelle de découvrir les auteurs haïtiens oubliés ou méconnus, l’algorithme m’a soufflé le nom de Jean-Claude Charles — né le 20 octobre 1948 aux Gonaïves, mort à Paris en 2008. Si Stéphane Saintil a écrit « Je découvre Jean-Claude Charles », moi, je n’ai saisi qu’une brèche, une fulgurance, un vertige. Une illumination par l’obscur, offerte par une œuvre singulière : Sainte dérive des cochons.
Le titre, déjà, frappe. Il choque, il intrigue. Qui ose assembler « sainte » et « cochons » dans une même phrase ? Quel génie a su saisir le paradoxe sacré/profane pour en faire une chair littéraire ? Le mot « cochonceté », comme le rappelle Bernard Diederich, vient ici s’incarner dans une langue qui est tout sauf vulgaire. Ce titre, selon Bernard Jonassaint (sur le blog Île en île), est « volontairement provocateur, mais aussi porteur d’une profonde ambivalence : celle d’un monde éclaté, d’une Haïti en transe, et d’un narrateur au bord de la rupture ».
Parue en 1977, cette première œuvre de Charles est un uppercut littéraire. Une écriture poétique, dramatique, hallucinée, traversée de violence sensorielle, de langue syncopée et de visions fiévreuses. On dirait du jazz créole sous acide. Un flux de conscience, par moments illisible, par moments bouleversant.
J’ai plongé tête la première dans un texte corps-à-corps : avec la ville, avec le désir, avec la mémoire. Une expérience de chute, d’errance, de déracinement identitaire. Une œuvre où se mêlent instinct de survie, métamorphose, et une tension constante entre l’humain et l’animal. Où commence l’homme, où finit la bête ? C’est la question lancinante, obsédante.
On ne lit pas ce livre. On le reçoit. Comme on reçoit un choc, une gifle, un orgasme, une illumination.
Charles écrit avec ses tripes, avec sa fièvre, avec sa peau. Les mots sont des coups de machette. Les images sont puissantes, violentes, parfois obscures. Mais nécessaires.
Comme le souligne encore Jonassaint, Sainte dérive des cochons est un livre « liminal, à la croisée de la poésie, du roman et de la performance orale. Il s’agit moins d’un récit que d’une invocation, d’une parole possédée. » On comprend mieux pourquoi ce texte a longtemps dérangé, échappé aux critiques classiques, été relégué dans un coin d’étagère.
Et pourtant.
Cette œuvre est vivante. Elle vibre, elle crie, elle saigne. Elle est Haïti. Elle est exil. Elle est corps.
Et moi, je suis restée abasourdie, submergée, désorientée.
Ce n’est pas un livre qu’on recommande à la légère. Il faut être prêt à ne pas comprendre, à perdre pied, à entrer dans la transe.
Mais c’est une lecture que je juge incontournable, pour qui veut explorer la littérature haïtienne dans ce qu’elle a de plus brut, de plus profond, de plus visionnaire.
Alors, œuvre oubliée ou œuvre sous-cotée ? Peut-être les deux. Mais sûrement pas anodine.
Chroniqueuse : Stéphanie JOSEPH © Chokarella
