Chanteuse et guitariste de jazz d’origine haïtiano-américaine, Mikaëlle Cartright Aimée se consacre depuis plus d’une décennie à la défense de la musique savante haïtienne. Animatrice et diplômée en relations internationales, elle revendique son rôle d’ambassadrice culturelle et place son engagement artistique au cœur de sa trajectoire.
Installée aux États-Unis depuis 2015, elle poursuit son combat culturel en développant « Soirée Sérénade », un concept qu’elle qualifie d’essentiel. « Le concept de Soirée Sérénade me tient à cœur depuis longtemps. Je suis un peu troubadour ; une chanteuse itinérante, si vous voulez, et ma joie est de rassembler les gens autour de la nostalgie », affirme-t-elle lors d’une entrevue avec la rédaction de Chokarella.
Le départ d’Haïti a marqué profondément l’artiste, qui dit avoir trouvé refuge dans le répertoire folklorique haïtien. « Quand j’ai laissé le pays, la tristesse m’a mis à bout, je retrouvais ma raison de vivre quand je me plongeais dans nos chansons folkloriques pour renouer avec ma culture et le bon vieux temps », confie-t-elle. Les reprises de figures comme Toto Bissainthe, TiCorn, Manno Charlemagne ou Beethova Obas, ainsi que de Frantz Casseus et Les Frères Murat, lui ont permis de préserver ce lien.
Née en 1986 à New York, dans le quartier du Queens, Mikaëlle Cartright Aimée est issue d’une famille originaire du Cap-Haïtien et des Cayes. Ses parents ont fui Haïti dans les années 1970, sous le régime de François Duvalier. « Elle est partie enfant, lorsque sa famille a fui le régime de Papa Doc après avoir perdu un cousin et que la tête de son père a été mise à prix », raconte-t-elle.
Du côté paternel, sa grand-mère a également vécu des moments difficiles, rejetée par sa famille syrienne pour avoir choisi un homme noir, qui finira lui aussi par la désavouer après la naissance de son fils. « Mon père élevé par une mère célibataire, a déménagé au Canada durant son adolescence au début des années 70. Finissant par se débrouiller seul, en vendant des voitures et des assurances jusqu’à ce qu’il trouve ma mère et sa raison d’être », indique-t-elle.
Devenus pasteurs, ses parents ont quitté les États-Unis en 1984 pour retourner à Port-au-Prince, où ils ont fondé une église, avec l’ambition de propager un message d’amour et de s’opposer au puritanisme religieux de l’époque.

La musique comme signe de rébellion
Mikaëlle Aimée raconte aussi les difficultés rencontrées par sa mère, dyslexique, qui a pourtant poursuivi des études de kinésithérapie. « Avant d’intégrer une école ordinaire, elle a été mon enseignante à la maison jusqu’à l’âge de 13 ans. C’est un modèle de persévérance et de travail acharné. Je lui en suis très reconnaissante », témoigne-t-elle.
Anglophone de naissance, elle a intégré à Port-au-Prince une école au programme américain pour poursuivre ses études secondaires. « J’étais un bon élève, calme et travailleur, toujours curieux », se souvient-elle.
Passionnée de musique dès l’enfance, elle évoque les restrictions familiales qui lui interdisaient d’écouter des chansons profanes. Chez elle, seuls les vinyles de musique classique, de standards de jazz instrumental et de pop américaine des années 60 étaient autorisés. Malgré ces interdits, Mikaëlle Aimée se dit rebelle. « Je devais cacher une radio dans mon lit, la nuit pour pouvoir écouter des chansons qu’ils ne voulaient pas que j’entende. Comme je parlais l’anglais à la maison, j’avais un faible pour la musique anglaise de la radio. Je suis amoureuse de chanteuses comme Céline Dion, Maria Carey, Shania Twain, Toni Braxton, Whitney Houston », confie-t-elle.

Entre études et désir patriotique
Après l’obtention de son diplôme en 2004, Mikaëlle Aimée part aux États-Unis pour étudier les relations internationales, même si elle nourrissait un autre projet. « Je voulais initialement devenir ingénieur civil, mais mes résultats en calcul différentiel et intégral étaient médiocres, alors j’ai abandonné », raconte-t-elle. Elle estime aujourd’hui que ce fut une erreur. « Cela aurait été une carrière utile. J’ai choisi les affaires internationales parce que je pensais que cela me permettrait d’aider les autres. Toutefois, cela m’a radicalisé et m’a ouvert les yeux sur la réalité du monde dans lequel nous vivons », confie-t-elle.
Devenue végétarienne et militante écologiste, elle retourne en Haïti, déterminée à contribuer au développement du pays. Mais son incapacité à parler français et l’exigence d’un master ou d’une expérience dans les ONG freinent ses ambitions. Elle effectue un stage au Centre national pour la sécurité alimentaire (CNSA) où elle découvre les difficultés structurelles du système. « J’ai appris que pour travailler dans mon champ d’étude dans ce système, il fallait en faire partie », observe-t-elle.
Après le séisme de 2010, elle assiste à la montée de la corruption et réalise que l’appareil d’État et les grandes organisations internationales restent hermétiques. « Je suis retournée en Haïti pour vivre dans le pays qui m’avait élevé. Je cherchais à comprendre ce qui pouvait être fait pour aider le peuple. Non pas en tant que missionnaire, apportant un Jésus blanc, mais comme l’un d’eux, une lumière intérieure », déclare-t-elle. Elle admet cependant ne pas avoir atteint les objectifs fixés à son retour, mais d’avoir trouvé un autre moyen de mener son combat.
La musique pour poursuivre le combat
En 2010, tout en travaillant pour la fondation Voilà, elle fonde le groupe “Kayel”, réunissant T-Sax (Michelet) au saxophone, Ferdinand Jean Baptiste à la guitare, Watson Jean Baptiste à la basse et Marco de Tribe Soul aux percussions. Ensemble, ils animent les soirées du Quartier Latin de décembre 2010 à août 2013 et participent au festival Pap Jazz en 2015. « C’était une période incroyable qui nous a tous marqués. Le répertoire était un mélange équilibré de jazz et de musique folklorique haïtienne et étrangère », raconte-t-elle.
Elle participe également aux initiatives “Havana Guitar Night” et “Ayiti Deploge”. « La communauté d’Ayiti Deploge s’y est très bien réunie. J’ai eu de nombreuses occasions de m’épanouir et de présenter de nouvelles chansons au public. Je pense que les entreprises haïtiennes ont raté de belles opportunités en ne soutenant pas cet incroyable projet qu’est un catalogue de jeunes talents haïtiens depuis 20 ans », estime-t-elle.
En 2012, elle débute à Télé Métropole, où elle anime l’émission Metro Night. « C’était en 2012, la vie nocturne reprenait peu à peu dans la capitale. Ma sœur aînée, Jamie Cartright, s’apprêtait à organiser une Soirée des Airs d’Opéra et je faisais la promotion de l’événement auprès des stations de radio », relate-t-elle. Le directeur de la chaîne, séduit par le projet, sollicite Jérémie Tillon pour produire l’émission. « Ma première interview était avec TiCorn, qui était de passage en Haïti. Avec notre caméraman dévoué, Jean Marie, nous avons couvert toutes sortes d’événements culturels, des concerts aux sorties d’albums en passant par les premières de films », se souvient-elle.
Selon elle, cette époque a marqué un tournant dans la reconnaissance des musiques traditionnelles haïtiennes. « L’évolution des musiques racines vers le grand public (…) a placé notre culture, notre musique, nos arts et notre cinéma au premier plan de la société haïtienne », souligne-t-elle. L’aventure prend toutefois fin un an plus tard, faute de moyens. « Malheureusement, de nombreux sponsors n’ont pas perçu notre valeur et nous avons perdu notre financement un peu plus d’un an après le début du programme », regrette-t-elle.
Elle estime néanmoins que cette expérience lui a permis de progresser en communication française et d’élargir sa culture. « J’ai approfondi ma curiosité et j’ai rencontré tous les artistes de la scène. J’ai également eu l’opportunité d’étudier la danse latine au studio international de danse Harry Policard, ce qui m’a permis de me libérer de la rigidité inculquée par l’Église et d’embrasser la grâce et la sensualité », affirme-t-elle.

De nouveaux défis à l’étranger
De retour aux États-Unis en 2015, Mikaëlle doit reprendre sa carrière à zéro. « J’ai occupé plusieurs emplois, essayant toujours de garder du temps pour faire de la musique et me produire sur scène », dit-elle. Elle devient barman, un métier qui lui laisse un peu de marge pour continuer à créer.
En 2018, elle rejoint Buyu Ambroise et le groupe Blues in Red. « Ce fut une expérience vraiment enrichissante et cela m’a permis de m’ouvrir à un nouveau public, d’approfondir mes connaissances musicales et d’avoir un exutoire créatif avec des musiciens incroyables », raconte-t-elle.
Par le passé, en Haïti, elle avait également collaboré avec Joseph Zenny Junior et le rappeur MC. « C’était bien à l’époque, cela m’a permis de découvrir un nouveau public, mais à long terme, l’élan n’a pas duré car je n’ai jamais sorti de musique », reconnaît-elle.
Le perfectionnisme comme frein
Mikaëlle a publié plusieurs morceaux et deux titres en solo. Mais elle admet que son perfectionnisme constitue un frein. « Une grande partie de mon travail n’a jamais vu le jour, tellement je suis exigeante », explique-t-elle. Les contraintes financières et les divergences avec ses collaborateurs compliquent aussi la production de ses projets. « Ils ont tendance à vouloir contrôler mon projet au lieu de me laisser être moi-même en tant qu’artiste », précise-t-elle.
Aujourd’hui, elle affirme avoir deux albums prêts à être diffusés. « J’ai vraiment besoin de dévoiler ces musiques. Il y a une variété de musiques Soul en anglais, de funk créole et d’alternative qui portent des messages profonds et beaucoup d’amour à partager », confie-t-elle.

Regards sur l’évolution musicale
Interrogée sur l’évolution de la musique haïtienne, elle exprime à la fois sa crainte et son espoir. « Je crains que nous ne la prenions pas assez au sérieux (…). Nous suivons les tendances au lieu de les créer. À part le Rabòday, nous n’avons vraiment rien créé de nouveau récemment », observe-t-elle. Elle salue cependant les groupes qui défendent les traditions. « J’apprécie vraiment que de nombreux groupes reviennent à leurs racines. Des groupes comme Yizrael résistent et Namn Vodou an fait de grands progrès dans la protection de notre riche patrimoine », poursuit-elle.
Enfin, elle se réjouit des avancées en matière de droits d’auteur. « C’est aussi formidable de voir que nous nous protégeons enfin grâce aux droits d’auteur. Nous devons vraiment veiller à ce que les jeunes soient sensibilisés à des sujets comme les redevances et les licences de synchronisation. Si vous faites de la musique une entreprise… cela peut vous serez très utile », conclut-elle.

Par Youbens Cupidon © Chokarella